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« Nous avons besoin de la distance des livres et de la critique. » Rencontre avec Pierre Benetti, doctorant de l'EHESS et co-directeur éditorial du journal en ligne "En attendant Nadeau"

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« Nous avons besoin de la distance des livres et de la critique. » Rencontre avec Pierre Benetti, doctorant de l'EHESS et co-directeur éditorial du journal en ligne "En attendant Nadeau"

Doctorant de l’EHESS en anthropologie sociale au Centre d’études sur les mouvements sociaux (CEMS), Pierre Benetti écrit dans le journal en ligne En attendant Nadeau (EaN) depuis sa création, en 2016, et est aujourd’hui codirecteur éditorial de la rédaction. EaN se veut un espace critique en ligne indépendant, proposant à ses nombreux lecteurs de découvrir en libre accès l’actualité des livres et des idées.

Rencontre avec Pierre Benetti

 

Quel est votre parcours ?

J’ai commencé mes études à l’EHESS en 2013 au sein du master Études politiques. Je travaillais alors sur les effets locaux du génocide des Tutsi rwandais et ses procédures de deuil, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau. J’ai d’abord suivi des études littéraires très classiques : j’avais intégré l’École normale supérieure deux ans auparavant, mais je souhaitais m’orienter vers les sciences sociales, en particulier l’anthropologie et l’histoire, que j’ai véritablement découvertes à l’EHESS. Ainsi l’École, par son interdisciplinarité, en me faisant découvrir des outils et des questionnements, m’a permis non pas de faire varier, mais de compléter mon parcours. Tout en travaillant comme reporter dans la presse écrite (Libération, Le Monde) je suis entré en doctorat d’anthropologie sociale. Ma thèse, sous la direction de Michel Naepels (CEMS), porte sur l’expérience et la mémoire de la violence de guerre sur les civils, à travers le cas d’un bombardement aérien de la banlieue parisienne (le raid américain du 16 août 1943 sur Le Bourget). À partir d’une approche ethnographique et d’une enquête principalement menée en archives, je cherche à décrire les effets de la guerre aérienne sur la vie ordinaire des populations et les modalités de constitution d’un événement. Mais j’étais déjà critique littéraire en parallèle de mes études, puisque je participais à La Quinzaine littéraire, à l’origine de la création d’En attendant Nadeau.

 

Comment est né le journal En attendant Nadeau ?

La création d’En attendant Nadeau remonte au décès de Maurice Nadeau, grande figure de la littérature et des idées du XXe siècle, en 2013. Jusqu’à la fin, il a dirigé La Quinzaine littéraire, créée en 1966, accompagné d’un collectif de collaborateurs. Après son décès, la revue a perduré pendant deux ans, puis nous avons décidé de créer le journal En attendant Nadeau, rendant ainsi hommage au fondateur de notre collectif. Les conditions de création du journal renvoient donc à une histoire longue qui a pu être transmise, alors que c’est souvent ce qui manque à certaines revues. Certaines personnes au sein du collectif ont participé à La Quinzaine littéraire et collaborent avec les membres qui ont rejoint plus récemment En attendant Nadeau.

Le journal trouve sa force dans la volonté de rassembler les littéraires et les spécialistes de sciences humaines et sociales au sein d’un même collectif alors qu’ils étaient séparés du temps de La Quinzaine littéraire ; dans sa réunion des générations – nos collaborateurs ont entre 24 et 93 ans ! –, ce qui est me semble-t-il un cas unique dans la presse ; dans la participation constante de nouveaux collaborateurs apportant des points de vue originaux ; et enfin dans l’ouverture sur le monde du journal, francophone et intégralement en libre accès.

 

Quel est le projet de ce journal ?

Nous avions la volonté de nous inscrire dans une continuité en répondant à l’urgence de poursuivre l’aventure de La Quinzaine littéraire mais aussi de donner à la critique – y compris celle des sciences sociales – des supports et des outils contemporains, tout en évitant l’opinion et l’immédiateté qui marquent Internet : était-il possible de créer un espace critique indépendant parmi le flot d’informations et de commentaires ? Nous avons tenté le pari de maintenir une exigence critique et une distance d’analyse tout en étant ouvert au plus grand nombre. C’est pourquoi nous avons aussi fait le choix de proposer un contenu en libre accès. Rendre notre savoir accessible et le mettre en partage grâce à Internet, c’est aussi ce qui fait l’ADN du journal. Ce pari a été gagnant, puisque le site observe un grand succès de lecture et de diffusion, en croissance depuis sa création jusqu’à atteindre aujourd’hui 100 000 lecteurs chaque mois.

 

Comment En attendant Nadeau se démarque-t-il dans le paysage des revues littéraires ?

Nous souhaitions d’un côté maintenir une exigence critique, c’est-à-dire prendre le temps de lire les livres, de les placer dans leur contexte, de comprendre aussi les conflits qu’ils génèrent parfois, en d’autres termes de prendre notre temps dans l’actualité des parutions, et d’un autre côté avoir un autre rythme qu’une revue : être en ligne, mais être un journal. Le terme de « journal » est important parce qu’il se rapporte justement à l’actualité : comme des journalistes, nous rendons compte d’une actualité, mais c’est celle des textes et des idées. Pour comprendre un monde où tout va de plus en plus vite, il nous semble que nous avons non seulement besoin de la distance des livres, mais aussi de la distance sur les livres que permet la critique. Nous proposons en quelque sorte une double médiation sur le monde : c’est l’idée qui nous guide depuis sept ans. En attendant Nadeau prend donc pour point d’entrée le livre pour construire un discours critique, qui à son tour nous aide à mieux comprendre notre temps.

Je tiens aussi à souligner ici que certains livres ou certaines thématiques trouvent une place dans le journal qui peut être plus difficile à trouver ailleurs, la production littéraire étant telle que certains livres ont souvent une existence limitée en librairie. Nous essayons de traiter au maximum de genres jugés « mineurs » (la poésie, par exemple), mais aussi de traductions de langues marginalisées. En nous inscrivant dans des temporalités plus longues que celle de la seule actualité, nous mettons aussi en lumière des livres qui ne sont pas toujours sous les projecteurs mais qui nous apportent de quoi penser.

 

Comment fonctionne En attendant Nadeau ?

Le comité de rédaction se réunit toutes les deux semaines autour des livres du moment. Lors de cette discussion collective, nous examinons les nouveaux livres, nous décidons de qui va écrire sur quoi et nous écoutons les retours de lecture ou les projets de chacun. Une trentaine de personnes de professions, disciplines et horizons divers lisent et écrivent ensuite, de manière entièrement bénévole. Toutes ces compétences et tous ces goûts forment des univers singuliers, qui permettent d’aller chercher un avis informé mais aussi de découvrir un livre avec curiosité, sans en être forcément spécialiste. Le journal est aussi alimenté par des collaborateurs extérieurs variés (y compris des chercheurs et étudiants de l’EHESS !) qui nous offrent leur expertise sur un livre ou un débat. Mais de part et d’autre, tout le monde a le souci d’un discours qui soit suffisamment spécialisé pour être rigoureux intellectuellement mais assez généraliste pour parler au plus grand nombre, dans une écriture personnelle mais mise au service de l’objet étudié. Ainsi EaN permet à ses collaborateurs d’apprendre eux-mêmes et de transmettre à leur tour.

Le numéro d’En attendant Nadeau s’ouvre le mercredi et s’alimente par une publication chaque jour pendant deux semaines. L’intégralité des numéros depuis 2016 sont disponibles et peuvent être consultés de manière à se promener dans le journal. Chaque numéro est construit par l’équipe éditoriale avec le souci de couvrir les différents champs, de réagir à des actualités intellectuelles ou littéraires, de proposer une grande variété de livres, mais aussi une hiérarchie qui montre nos choix éditoriaux. Le fait de maintenir cette forme du numéro (et même un éditorial) crée une continuité avec la presse écrite tout en bénéficiant de la vivacité d’Internet.

 

Comment est financé le journal ?

Parce que En attendant Nadeau étant indépendant, notre autonomie doit être non seulement intellectuelle mais aussi financière. Pour l’assurer, nous avons besoin du soutien de nos lecteurs qui bénéficient d’un accès libre et gratuit à tous nos articles. Depuis 2016, si un travail bénévole produit les articles et construit le journal, ce sont les dons des lecteurs qui nous permettent de faire vivre le site, d’éditer les articles avec sérieux et de nous diffuser à l’extérieur, grâce au travail d’un secrétaire de rédaction, d’un correcteur et d’un chargé de communication. Depuis sa création EaN est également soutenu par Mediapart, autre journal indépendant qui publie certains de nos articles en avant-première. Des subventions publiques nous ont permis de lancer une application et de préparer la refonte de notre site, mais les dons restent essentiels pour faire fonctionner et développer le journal.

 

Comment en êtes-vous venu à travailler pour le journal, d’abord en tant que critique littéraire puis à en assurer la codirection éditoriale aujourd’hui ?

En attendant Nadeau étant constitué d’un collectif bénévole, j’ai connu ce dont tous les autres collaborateurs ont fait l’expérience : la rencontre avec des personnes et avec une communauté intellectuelle et amicale, qui continue aujourd’hui. Il est significatif que le journal existe sous le statut juridique d’association, c’est-à-dire que tous les collaborateurs sont associés les uns aux autres. J’ai occupé en quelques années différentes places au sein de cet espace, en commençant en tant que collaborateur extérieur (je proposais alors des articles ou on me proposait de lire certains livres). Puis j’ai intégré le comité de rédaction où c’était un grand plaisir d’écouter des personnes qui avaient une expérience des livres et du monde bien plus étendue que la mienne, mais qui s’ouvraient à des inconnus. Je suis par la suite devenu secrétaire de la rédaction, ce qui m’a formé à la construction du journal, à l’animation de la rédaction, à la construction de ses liens avec l’extérieur. Enfin, avec Jeanne Bacharach et Hugo Pradelle qui étaient membres de la rédaction, nous avons recréé une direction collégiale telle qu’elle existait avec Jean Lacoste, Pierre Pachet et Tiphaine Samoyault à la création du journal.

 

Que vous a apporté En attendant Nadeau dans votre parcours et que peut-il apporter aux étudiants ?

Cela m’a beaucoup aidé d’avoir une activité critique en parallèle de mes études : j’avais un grand besoin de me nourrir de livres, mais aussi d’échanges qui me permettaient de me repérer dans l’histoire des idées. Cela a été, et c’est toujours une grande chance d’être en prise avec celles qui se construisent au présent, tout en les éclairant de l’histoire de celles qui nous ont précédés. Entre le reportage et la recherche, la critique littéraire m’a permis de varier les écritures en fonction des objets et de diversifier les formes, donc les approches du monde. Cela m’aide encore, en parallèle de la recherche à l’École, à observer les sciences sociales dans le présent de leur fabrication.

Mais je tiens à dire que j’ai pu mener ces différentes activités parce que j’ai étudié dans des lieux financés et valorisés, où du temps et des moyens ont permis à un étudiant comme moi d’étendre sa curiosité, de passer d’un domaine à un autre et de donner libre cours à son goût pour les livres. Tous les étudiants, même s’ils en ont le désir, n’ont pas cette possibilité. En donnant accès à sept années de critique de littérature et de sciences sociales (plus de 4 000 articles !), en continuant d’observer ce qui se passe dans les livres, mais aussi en s’ouvrant toujours à de nouveaux collaborateurs éventuels, En attendant Nadeau peut être d’un grand soutien à des étudiants qui cherchent leur voie ou désirent simplement poursuivre leur réflexion à côté de l’École, et d’une certaine manière faire de la recherche avec un journal.

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Photo : Pierre Benetti (à gauche) et Mohamed Mbougar Sarr (à droite), prix Goncourt 2021. © Marion Dupuis

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