Axe 2. Mobilisations collectives et problèmes publics

Chercheur·e·s statutaires impliqué·e·s : Janine Barbot, Andrea Benvenuto, Daniel Cefaï, Laura Centemeri, Vincent-Arnaud Chappe, Monique Dagnaud (émérite), Anne-Marie Guillemard (émérite), Séverine Labat, Stefan Le Courant (coordinateur de l'axe), Albert Ogien (émérite), Alexandra Poli, Geneviève Pruvost, Juliette Rennes, Claude Rosental, Cédric Terzi.

L’axe 2 est actif depuis la fondation du CEMS, mais il est, lui aussi, en pleine métamorphose. Il était initialement centré sur la question des mouvements sociaux, au sens que l’équipe d’Alain Touraine avait donné à ce terme. Puis, il avait intégré une problématique des “espaces publics” et des “publics intermédiaires” autour de Louis Quéré ou Alain Cottereau. Il s’était ensuite déplacé vers une sociologie des problèmes publics, à laquelle ont contribué Daniel Cefaï ou Cédric Terzi. Il a longtemps accueilli un groupe de réflexion sur la publicité médiatique, dont Sabine Chalvon-Demersay était un pilier. Enfin, avec l’arrivée de Juliette Rennes, d’abord, puis de nouvelles et nouveaux chercheur·e·s, il a pris de nouvelles directions. Les mobilisations, individuelles et collectives, ont retrouvé une place importante au laboratoire. Quel bilan peut-on en faire et quelles formes peut-on en anticiper les années à venir ?

La réactivation de l’héritage de Chicago et du pragmatisme se poursuit, à travers une enquête historique sur les travaux sur le collective behavior et les mouvements sociaux, sur un corpus de thèses et de publications repéré par Daniel Cefaï aux États-Unis, dans les années 1920 et en 1945-60. Elle s’élargit avec une tentative d’intégration des activités de discussion, d’enquête et d’expérimentation, qui caractérisaient les « publics » de Dewey, à l’étude des mobilisations et pour une re-contextualisation de cette philosophie pragmatiste, dans ses différentes formes (Addams, Dewey, Mead, Follett), dans les mouvements sociaux et les organisations communautaires de l’ère progressiste (1890-1920). Cet approfondissement philosophique et historique permet à Daniel Cefaï de formuler de nouvelles hypothèses. Certaines sont mises en œuvre dans les enquêtes de doctorat de Perrine Poupin, Marie Ghis-Malfilatre, Céline Véniat ou Léa Eynaud, et dans un numéro double de Sociologie & Sociétés à paraître, coordonné avec certaines de ces chercheuses et Kamel Boukir en 2020. À partir de 2020-21, Daniel Cefaï va reprendre un séminaire sur les mobilisations collectives pour la Formation sociologie, qui coexistera avec celui organisé pour cet axe 2 du CEMS par Juliette Rennes, Corentin Durand (jeune docteur) et Luca Greco (chercheur associé) sur les formes de protestation, individuelles ou collectives – séminaire devenu en 2019 un séminaire ouvert et validable dans les masters “Sociologie”, “Études politiques” et “Études sur le genre” de l’EHESS.

Dans une perspective similaire de l’étude des « expériences publiques », élaborée initialement par Louis Quéré, on a déjà mentionné l’enquête sur l’affaire Persépolis en Tunisie de Cédric Terzi et Smain Laacher (2020), qui décrit les enjeux et les ressorts de cette controverse en la recadrant par rapport au Printemps arabe et à la politique étrangère de la France. Cette recherche est partie prenante d’un ensemble plus vaste de travaux en cours sur les controverses, autour des OGMs, sur le fondamentalisme évangélique et ses batailles pour imposer le créationnisme en science et à l’école, ou sur des mouvements populistes et nationalistes en Suisse. Sur le Maghreb, encore, Alain Mahé continue de travailler à son livre sur La révolte des anciens et des modernes. Le printemps noir de Kabylie en 2001. Il y enquête sur une mobilisation citoyenne d’une ampleur et d’une inventivité sans équivalent à l’échelle de l’Afrique et du Moyen-Orient – y compris les “printemps arabe”. Un empilement de coordinations, sur la base des assemblées de village et de quartier, a abouti, par une série de délégations plus ou moins formalisées, à la constitution de coordinations communales, départementales et régionales. Cette forme de mobilisation a permis de stabiliser des arènes civiques où, pendant de longs mois, s’est formée toute une génération de citoyen·e·s et d’activistes. Ce travail repose sur des descriptions ethnographiques et sur l’exploitation d’un très riche fonds documentaire produit par les coordinations elles-mêmes (PV de réunion, tracts, motions, et textes divers).

Cette question centrale de l’expérience se pose sous de nombreuses autres formes au CEMS. Qu’est-ce qui fait expérience ? Quels problèmes sont thématisés, sinon dans des mouvements très visibles, au moins dans des “contre-publics” ? Quid des expériences d’injustices qui ne parviennent pas à s’énoncer dans les termes du débat public dominant ? Dans ses recherches, Juliette Rennes compare les revendications d’égalité des droits qui donnent lieu à des “controverses publiques” dans les espaces les plus visibles et légitimes de la délibération et de la décision publique, et celles qui, au contraire, ne franchissent pas le seuil d’espaces militants dissidents et hétérodoxes, elle a impulsé un travail d’observation ethnographique collective dans divers lieux militants parisiens (Bourse du travail, Lieudit, cafés-débats, CICP…), espaces d’entre-soi cependant ouverts au tout-venant, où les frontières entre le dicible et l’indicible se recomposent selon les publics et les situations. Aujourd’hui, les recherches de Juliette Rennes se focalisent sur les contestations des barrières d’âge et sur l’émergence et le développement, aux États-Unis et en Europe, de la cause dite anti-âgiste, depuis les années 1970. Son enquête porte sur trois arènes de la contestation : l’arène associative (les mouvements qui expérimentent une autre organisation des âges et clament qu’une autre vieillesse est possible), l’arène juridique et judiciaire (la mobilisation du droit pour dénoncer des discriminations à raison de l’âge) et l’arène artistique (les artistes, notamment féministes, qui mettent en question l’occultation des corps vieillissants dans le spectacle vivant et la culture visuelle). Cette enquête est articulée au séminaire de recherche “Approches critiques des catégories d’âge” que Juliette Rennes anime depuis l’année universitaire 2018-2019.

Un autre bouquet de recherches a trait à la connexion entre mobilisations collectives, régimes mémoriels et mémoire publique. Il avait déjà donné lieu au livre de Johann Michel, Devenir descendant d’esclaves (2015), qui explore la question de la “mémoire publique”, en contrepoint de la mémoire officielle et de la mémoire collective – une extension à la fois des recherches sur l’herméneutique et sur le pragmatisme –, et ses conséquences pour les “politiques mémorielles”, par exemple pour le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage.

En parallèle, ces interrogations ont pris de nouvelles directions, à la faveur d’arrivées et de coopérations avec de nouveaux chercheur·e·s. À côté de l’enquête sur les dynamiques de mobilisation de collectifs de victimes dans le domaine de la santé (VIH/Sida, hormone de croissance…) dans le cadre de l’axe “Risques, violences et réparation”, un autre projet, Propublics, co-monté avec un financement PSL par Daniel Cefaï, a traité de mobilisations de “patients actifs”, de leurs familles et d’activités, autour de problèmes de santé environnementale et santé professionnelle. Un autre projet, dont Sezin Topçu est l’une des porteuses, est l’ANR Hypmedpro (“L’hypermédicalisation des naissances comme problème public”) (voir axe 3).

D’autres recherches sont en train de prendre leur essor au CEMS. Certaines seront mentionnées plus loin, comme le mouvement international de développement de la permaculture (axe 3), ou les mobilisations de victimes (axe 4). En liaison avec le Programme Handicaps et sociétés de l’EHESS, Isabelle Ville (INSERM) et Andrea Benvenuto poursuivent leurs recherches en disability studies. La première développe une sociohistoire du “handicap comme problème public”. S’appuyant sur des données empiriques recueillies à différentes périodes, de l’entre-deux-guerres à aujourd’hui, Isabelle Ville interroge la convergence entre mouvements de défense des droits des personnes handicapées et politiques d’activation dans leur rejet commun des protections sociales instaurées par les États-providence. Elle est par ailleurs vice-présidente d’Alter : European Society for Disability Research, qui publie une revue, Alter (laquelle devrait également être éditée au CEMS). La seconde poursuit ses enquêtes sur les communautés de sourds et a pour projet d’éditer et de digitaliser les archives de Bernard Mottez, qui a été un pionnier au CEMS des recherches sur les mobilisations de sourds. Dans le même champ, Olivier Schetrit, comédien sourd de naissance, enquête sur les “cultures sourdes”. En délégation depuis 2019 au CEMS, Benoît Eyraud continue de développer le programme de recherche citoyenne Capdroits, centré sur l’exercice des droits des personnes en situation de handicap. Cette recherche-action a reçu le prix de la recherche participative de la Fondation de France en 2019.

Dans une autre direction, Séverine Labat poursuit ses recherches sur les mouvements islamistes en Algérie et en Tunisie à l’épreuve de la transformation de ces régimes politiques. Et Alexandra Poli poursuit ses recherches sur les sentiments d’injustice (façonnage des conceptions juste et injuste des inégalités) à partir de plusieurs entrées empiriques (thèmes-phares des discriminations, des migrations et de la radicalisation). Elle est la coordinatrice du volet français d’un projet Horizon 2020 (2017-2021) de l’UE – le projet DARE (“Dialogue about Radicalisation and Equality”) qui engage 15 partenaires européens – sur les problèmes de radicalisation religieuse et politique. Les résultats en seront disponibles dans un ouvrage qu’elle a co-écrit, Inequality and Youth Radicalisation : A Meta-Ethnographic Synthesis on Qualitative Studies (University of Manchester Press, sous-presse). Ce programme se focalise sur la compréhension des significations des appels à la radicalisation chez les jeunes (de 18 à 30 ans), ce qui implique d’étudier à la fois des individus qui expriment dans leurs discours, leurs présentations de soi et leurs pratiques quotidiennes une adhésion à des idéologies radicales et d’autres qui s’en tiennent à distance. En comparant les formes de réceptions et d’appropriations de perspectives se revendiquant de l’islam et de perspectives s’affirmant antimusulmanes, le projet a l’objectif d’élargir le prisme de compréhension des radicalisations d’engagement et d’explorer dans quelle mesure les processus de radicalisation interagissent et peuvent avoir des effets cumulatifs dans la société.

La question écologique trouve également sa place au CEMS. Le mouvement du “retour à la terre”, dans sa version contemporaine de bataille écologique pour l’autonomie, est étudié par Geneviève Pruvost et Laura Centemeri (axes 3 et 4).

D’autres points de vue originaux existent au CEMS. Claude Rosental poursuit son enquête sur les “démos”, à savoir les pratiques de démonstration qui façonnent de nouvelles formes de publicité politique. Ici la question est d’observer et d’analyser comment des acteurs institués, tels les pouvoirs centralisés, les groupes d’intérêts, les organisations et une multitude d’individus, fabriquent des démonstrations dont ils pourront se servir pour poursuivre leurs fins. Manifestations de protestations dans la rue, démos high-tech de la Silicon Valley, démonstrations de foi lors de processions religieuses, présentations de programmes de recherche par la Commission Européenne à Bruxelles ou en faveur du projet de Constitution européenne, ou encore preuves de l’existence d’armes de destruction massives en Irak déployées par Colin Powell au siège des Nations Unies : les démonstrations sont omniprésentes dans la vie des sociétés contemporaines, et en particulier dans la vie démocratique.

Vincent-Arnaud Chappe, qui vient de rejoindre le laboratoire, travaille depuis plusieurs années sur les mobilisations visant à dénoncer et réparer les discriminations au travail, que ce soit au sein des arènes judiciaires ou dans le cadre de l’entreprise. Il explore notamment la façon dont les victimes et leurs alliés – notamment les syndicats – explorent les potentialités du droit et travaillent à la création de stratégies indissociablement juridiques et politiques pour faire vivre la promesse républicaine d’égalité. Dans cette perspective, il s’intéresse depuis quelques années à l’agencement des pratiques de quantification des inégalités avec les normes juridiques de non-discrimination, s’inscrivant ainsi dans le développement d’un courant d’analyse fécond sur les rapports entre droit et nombres. Il finalise actuellement une enquête ethnographique et socio-historique sur la mobilisation – syndicale puis judiciaire – des cheminots marocains de la SNCF depuis les années 1970, et a comme projet de co-écrire un ouvrage retraçant les enjeux de cette lutte et des controverses qui y sont attachées.

Enfin, quelques études sur les médias peuvent être rattachées à cet axe. Monique Dagnaud enquête sur l’industrie numérique et les nouvelles formes de coopération économique, d’innovation entrepreneuriale, d’imaginaire politique et de créativité intellectuelle qui se font jour en Californie. Elle est une active collaboratrice de Telos (5 à 15 000 visiteurs/jour). Konstantinos Eleftheriadis, alors post-doctorant au CEMS, a publié un livre sur Queer Festivals and Transnational Counterpublics (2018) et commencé à enquêter sur les controverses médiatiques autour de “Nous (ne) sommes (pas) Charlie”. En parallèle, à partir de 2017, deux programmes de recherche ont été montés par des jeunes chercheur·e·s : “Caméras politiques”, centré sur le traitement par la vidéo, le documentaire et la fiction de situations de guerre, de mouvements insurrectionnels ou de problèmes publics (Perrine Poupin, Daniel Cefaï et des collègues en études de cinéma animent ce séminaire, qui a été l’occasion d’une collaboration plus directe avec la FEMIS) ; et l’“Atelier Méthodes visuelles et sensorielles”», qui traite du rapport entre photographie et enquête narrative (Camilo Leon Quijano).

Doctorant·e·s

La vitalité de l’axe 2 est sensible dans l’énumération des thèses de doctorat en cours au CEMS, qui se rattachent à ces thèmes. Depuis 2018, Kamel Boukir (engagements politiques des jeunes de Montrimond), Corentin Durand (expressions critiques en prison), Perrine Poupin (manifestations de rue en Russie), Céline Véniat (revendications d’habitants de bidonvilles), Marcilio Brandao (légalisation de la marijuana au Brésil), Ariane Mak (conflits industriels dans les charbonnages britanniques) ont soutenu leur thèse et obtenu des post-doctorats ou des postes (Ariane Mak à Paris VII-René Diderot).

Sont encore inscrit·e·s en doctorat, travaillant dans des perspectives variées, avec Daniel Cefaï : David Amalric (protestation au quotidien dans à Providência, Rio de Janeiro), Joana Sisternas (conflits urbains autour de Chapeu Mangueira, Rio), Léa Eynaud (mouvement des “communs” à Paris et Berlin), Damien Roy (le crack dans le centre historique de Sao Paulo), Rafaela Zambra Álvarez (mobilisations dans trois communes dans la ville de Santiago du Chili), Guillaume Gass-Quintero (remous autour du processus de paix en Colombie) – et sur des controverses refroidies, devenues dispositifs d’action publique, Erwan Le Méner (hébergement d’urgence de personnes à la rue en hôtel) et Camille Porto (stratégies de réduction des risques liés à la toxicomanie au Brésil et en France). Avec Geneviève Pruvost : Constance Rimlinger (écoféminisme et retour à la terre), Benjamin Gizard (imaginaires de la ZAD Notre-Dame des Landes), Fanny Hughes (récupérer, réparer, autoproduire en zone rurale), Océane Sipan (ménages engagés dans une démarche zéro déchet). Avec Michel Naepels : Karolina Kania (développement touristique et conflits locaux en Nouvelle-Calédonie), Pascal-Olivier Pereira de Grandmont (classes moyennes de la Région métropolitaine de Natal, Brésil), Rosaluz Pérez Espinosa (participation des femmes à l’expérience de l’autonomie zapatiste), Bruno Pepe Russo (anthropologie et histoire dans les villes minières de la Copperbelt zambienne). Avec Sabine Chalvon : Waldir Rocha (traitement médiatique de la crise brésilienne). Avec Nicolas Dodier : Jean Bienaimé (mouvement transidentitaire) et Maxime Agator (corruption comme problème public). Avec Léonore Le Caisne et Cédric Terzi : Charlie Duperron (ethnographie des enquêtes du Service de Rétablissement des Liens Familiaux (RLF) de la Croix-Rouge). Avec Alexandra Poli (co-direction avec Céline Béraud) : Sana Farhat (engagement et subjectivation des femmes tunisiennes face à “l’extrémisme violent” d’un membre de la famille. Comparaison Tunisie France). Avec Baudouin Dupret : Giulia Galluccio (récits de la guerre en Syrie), Jean Pierre Serna Zerpa (pratiques de l’habitat populaire à Izmir, Turquie). Avec Louis Quéré : Paula Sombra (parcours de la mémoire militante et continuité d’un rêve révolutionnaire en Argentine, 1967-2007).


♦ Axe 1. Histoires, théories et pratiques de l’enquête.

♦ Axe 3. Technosciences, économies, infrastructures.

♦ Axe 4. Risques, violences et réparation.