Axe 4. Risques, violences et réparation

Chercheur·e·s statutaires impliqué·e·s : Michel Agier (émérite), Andrea Benvenuto, Janine Barbot (coordinatrice de l’axe), Laura Centemeri, Vincent-Arnaud Chappe, Nicolas Dodier, Léonore Le Caisne, Johann Michel, Michel Naepels, Alexandra Poli, Geneviève Pruvost, Catherine Rémy, Juliette Rennes, Laurence Tessier, Sezin Topçu, Isabelle Ville.

La création de cet axe s’est appuyée sur l’arrivée de nouveaux chercheur·e·s, la rencontre avec des problématiques déjà esquissées au CEMS et sur la forte synergie qui est apparue entre les problèmes abordés sur différents terrains. Ce groupe part du constat que la question de la qualification et de la réparation des dommages associés aux risques, en particulier environnementaux et sanitaires, engendrés par les activités humaines, est aujourd’hui au cœur de vives controverses. Celles-ci concernent les conséquences de l’activité industrielle et agricole, de la mise sur le marché des produits de santé, ou de la diffusion de pratiques médicales. Les questions soulevées par l’établissement et la réparation des dommages concernent également, au-delà de ces secteurs, des violences politiques, criminelles, ou sociales. L’ensemble de ces controverses mobilisent autour d’elles un large spectre d’acteurs : des industriels, des médecins, des agriculteurs, des juristes, des représentants des autorités sanitaires et d’organisations professionnelles, des groupes de victimes, accidentés ou sinistrés, des associations de consommateurs ou de défense de l’environnement… Elles portent sur l’adéquation des mesures existantes pour répondre de façon ajustée aux dommages ainsi générés. Elles révèlent des configurations d’acteurs souvent inédites, peu analysées de façon transversale par les sciences sociales, en dépit des nombreuses études de cas existantes.

Cet axe part notamment de l’étude du jeu des dispositifs susceptibles d’être mobilisés dans un horizon de réparation : les fonds d’indemnisation, les systèmes d’assurances, les manifestations mémorielles, les procès, les prises en charge post-traumatiques, les procédures de réhabilitation et de reconstruction, les dispositifs d’entraide et de soins. La notion de réparation est entendue dans un sens large, l’objectif du groupe étant de cerner la variété des actions que les individus ou les groupes engagent lorsqu’ils “demandent réparation”. Il porte sur l’expérience des acteurs qui créent ces dispositifs, les mobilisent, les font fonctionner, les soutiennent, participent à leurs transformations, ou y sont confrontés. Il aborde ainsi tout à la fois des questions d’expertise, de droit et de politique. Une attention particulière est accordée à l’expérience des personnes ordinaires qui, estimant qu’elles (ou d’autres personnes ou entités auxquelles elles sont attachées) subissent (ou ont subi) des torts ou des souffrances, agissent de diverses façons pour que quelque chose soit fait en retour, en s’engageant dans des collectifs, en demandant que soient reconnues des souffrances, en se confrontant le plus souvent à des savoirs spécialisés, médicaux, scientifiques ou juridiques. Comment ces personnes conçoivent-elles la reconnaissance de responsabilités ou de crimes, le recours aux droits ou à la solidarité, et réclament-elles réparation ? Quelles configurations historiques, juridiques, institutionnelles, conditionnent les capacités de ces personnes à se faire entendre dans différents dispositifs ? L’objectif de cet axe est donc de traiter collectivement de la question de ce que réparer veut dire en réunissant des chercheur·e·s, issus de différentes disciplines (sociologie, histoire, philosophie, anthropologie), engagé·e·s dans des enquêtes empiriques et mettant leur expertise au service d’une réflexion commune.

Les recherches menées dans le cadre de cet axe peuvent être rassemblées en cinq sous-ensembles.

1) Concernant les catastrophes industrielles et technologiques, Laura Centemeri (CNRS) a abordé la question de la dénonciation et de la réparation du dommage à l’environnement, à partir de l’étude du désastre de Seveso et de quarante années de pollution causée par l’aéroport de Milan-Malpensa sur le parc naturel du Tessin. Avec Sezin Topçu (CNRS) elles préparent un livre collectif, Repairing Environments : A Critical Inquiry of Recovery after Disasters (à paraître chez Routledge, 2021), qui vise à présenter une approche de l’étude des désastres par la notion de réparation. Janine Barbot et Nicolas Dodier contribuent également à cet ouvrage. Laura Centemeri s’intéresse actuellement aux pratiques agroécologiques de réparation des sols liées au mouvement transnational de la permaculture. Sezin Topçu a analysé, dans le cas du nucléaire, les formes de production d’expertises, de connaissances et d’ignorances relatives aux risques et dégâts engendrés par le progrès technique, et leurs contestations, elle s’intéresse dorénavant à l’indemnisation des dommages associés au nucléaire. Deux docteures du CEMS participent à cet ensemble de travaux autour des catastrophes industrielles et technologiques. Marie Ghis-Malfilatre (thèse soutenue en 2018) a étudié la problématisation de la santé au travail dans l’industrie nucléaire (1975-2015), et les moyens dont disposent les travailleurs pour faire valoir leur droit à la santé et à la réparation. Elle conduit actuellement une recherche post-doctorale dans le cadre du GISCOP 84, sur les logiques de l’(in-)accès au droit des salarié·e·s exposé·e·s à des cancérogènes au cours de leurs activités professionnelles. Héloïse Pillayre (thèse soutenue en 2017) s’est d’abord intéressée à l’action judiciaire conduite par les personnes s’estimant victimes du vaccin contre l’Hépatite B ; elle a travaillé en thèse sur la manière dont le scandale de l’amiante réinterroge les dispositifs d’indemnisation issus de l’État-Providence, et poursuit en post-doctorat pour comparer au niveau international les politiques d’indemnisations des pathologies imputées à l’amiante.

2) Les investigations portant sur l’activité médicale envisagent celle-ci sous deux angles : comme activité médicale “génératrice de dommages”, et comme dispositif mobilisé dans un but de neutralisation de dommages ou de souffrances d’origine et de nature variées. Après avoir étudié les risques professionnels et leur réparation, Nicolas Dodier s’est intéressé aux parcours de réparation de victimes de drames médicaux. Avec Janine Barbot, ils étudient le cas de l’affaire de l’hormone de croissance, et plus particulièrement le travail normatif des acteurs confrontés à différents dispositifs de réparation (ils ont co-dirigé un programme financé par le GIP-Justice, 2015-2017). Nicolas Dodier a co-animé le programme international, Social Studies of Institutions, qui a consacré une session à l’étude des dispositifs dans son workshop de 2018 et donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif Pragmatic Inquiry (à paraître, Routledge, en 2020). Janine Barbot a été membre du Comité des sages du Secrétariat d’État pour l’aide aux victimes ; ses travaux visent également à penser les luttes pour la réparation dans une perspective socio-historique. Sezin Topçu, Chiara Quagliariello (chercheure associée) et Lola Mirouse (doctorante) sont engagées dans l’ANR Hypmedpro, signalée dans l’axe 3, sur la contestation de techniques d’enfantement sous l’angle de la “violence obstétricale”. Ce programme réinscrit cette contestation dans l’évolution plus générale des débats autour des enjeux de risque et de sécurité liés à la naissance – voir aussi la thèse en cours de Raquel Rico Berrocal sur la santé périnatale en Île-de-France, et les travaux de Clémence Schantz et de Mounia El Kotni qui viennent de rejoindre le CEMS avec des allocations post-doctorales (EHESS et Fondation de France). Un autre ensemble de travaux a été engagé, depuis plusieurs années, autour des mobilisations de sourds, par Andrea Benvenuto et Olivier Schetrit (post-doctorant) qui abordent la question de la contestation des techniques médicales dites “réparatrices”, vue comme des “violences” faites à l’intégrité des personnes (c’est le cas des implants cochléaires). Andrea Benvenuto enquête sur la promotion de nouvelles formes d’organisation de la clinique qui intègrent, au contraire, des visées de rétablissement du lien social. Fabrice Bertin (post-doctorant) travaille sur la Langue des Signes (LS) et sur les obstacles qui subsistent dans son enseignement à destination des enfants sourds. Olivier Schetrit compare les formes de recours au monde médical et les critiques du travail de normalisation que celui-ci opère sur les corps/identités dans différents groupes minoritaires (sourds/intersexes). La question du corps (à réparer, à normaliser, façonnant les identités) est également centrale dans les travaux de Catherine Rémy qui a enquêté sur les greffes entre l’animal et l’humain depuis le début du XXe siècle dans une approche combinant enquête ethnographique et enquête historique : la perspective diachronique donne à voir les mutations du travail de normalisation des identités et l’affaiblissement progressif d’un bien commun supérieur – la santé des humains – comme justification de l’instrumentalisation du corps des animaux. La question des corps à réparer est aussi abordée par Jean Bienaimé (doctorant) dans sa thèse consacrée aux procédures médicales et judiciaires visant le “passage transgenre”, ou ceux de Marie Le Clainche-Piel (post-doctorante) sur le développement des greffes du visage en France et au Royaume-Uni pour les victimes de défiguration. En s’intéressant aux “formes de vie” qui émergent des pratiques de soin pour les personnes atteintes d’une maladie cérébrale grave (Alzheimer, AVC, coma) vivant en institutions, Laurence Tessier interroge les dimensions du soin qui visent à répondre à la “perte de la personne”, quand l’irréversible et l’irréparable planent sur ses situations. Laurence Tessier copilote l’ANR VitalMortel (“Vivre et mourir avec une maladie cérébrale en France et en Californie”). Il s’agit d’un terrain comparatif sur les prises de décisions concernant les malades comateux dans des services de neuro-réanimation à Paris et à San Francisco.

3) Dans le domaine éducatif, sanitaire et social, Léonore Le Caisne, après avoir exploré des expériences de violences dans différents contextes et situations (prison, inceste), a débuté une recherche sur les violences contre les enfants et la prise en charge des victimes par l’Aide Sociale à Enfance (ASE). Depuis janvier 2019, elle co-dirige, l’ANR Dervi (“Dire, Entendre et Restituer les violences incestueuses”) d’une durée de quatre ans. Cette recherche pluridisciplinaire, qui regroupe des anthropologues et des historiennes, articule, outre des études d’archives, plusieurs terrains ethnographiques (Unité médico-judiciaire (UMJ), Cellule de recueil d’informations préoccupantes, Service social de proximité, tribunal pour enfants, foyer, familles d’accueil). Charlie Duperron (doctorant) s’intéresse quant à lui à un dispositif de rétablissement des liens familiaux dans le cadre d’une ethnographie des enquêtes menées par la Croix Rouge internationale. Isabelle Ville étudie, depuis de nombreuses années, les différents dispositifs visant à mettre en œuvre les politiques sociales et de santé à destination des publics handicapés. Elle s’est intéressée à la manière dont les cadres de l’expérience imposés par les dispositifs de réadaptation affectent la production des identités et du sens de soi, et aux stratégies des usagers pour s’engager dans des choix de vie alternatifs à la normalisation. Elle anime un programme sur les Défis de l’école inclusive (Financement IReSP, auquel participe notamment Louisa Laïdi, doctorante). Ce programme devrait être prolongé dans le cadre d’une comparaison européenne avec une candidature à un European Training Network (H2020-MSCA-ITN-2020, “Exploring the Intersection of Regular and Special Education for Pupils with Educational Support Needs”) impliquant la Norvège, la Suède, les Pays-Bas, la République Tchèque et la France. Sur les questionnements relatifs à l’inclusion des personnes en situation de handicap, on peut mentionner également les travaux de Maxime Brosseau (doctorant, Cifre-Mairie de Paris) concernant la mise en accessibilité des bâtiments publics, ceux de Francisca Baldrich (doctorante, Cifre-EDF) sur les politiques d’inclusion dans le monde du travail, et de Marcos Azevedo (doctorant) sur les dispositifs d’accompagnement en santé mentale. Concernant le gouvernement des plaintes et des doléances au sein des institutions, on peut enfin signaler le travail de Corentin Durand (jeune docteur) sur le traitement des doléances des prisonniers.

4) Dans le domaine spécifique de la lutte contre les discriminations, les travaux d’Alexandra Poli sur la reconnaissance des discriminations dans le monde du travail, au sein des entreprises et des syndicats, s’inscrivent dans la même lignée de questionnements. Ses enquêtes de terrain portent sur la compréhension du déploiement des politiques publiques de non-discrimination ces vingt dernières années, et de leurs déclinaisons en tant qu’elles fixent un principe moral d’évaluation des conduites, proposent une nouvelle grammaire de l’égalité et constituent un vecteur de reconnaissance de droits pour les individus. Le programme de recherche européen DARE (axe 2), dont elle coordonne le volet français, lui permet de renouveler ces questionnements afin d’interroger les liens entre les sentiments d’injustice et les logiques de radicalisation (islamistes et d’extrême-droite), en particulier chez des détenus en prison. Le consortium de partenaires au sein du projet DARE (constitué de 13 pays), le programme de recherche lancé par le Colégio Latino Americano de Estudos Mundiais (Université de Brasilia, dirigé entre autres par Rebecca Igreja) auquel elle participe depuis le mois de septembre 2019, intitulé “Inégalités mondiales et justice sociale : dialogues Sud-Nord”, ainsi que la codirection de la thèse de Sana Farhat sur “Engagement et subjectivation des femmes tunisiennes face à ‘l’extrémisme violent’ d’un membre de la famille. Recherche comparative en Tunisie et en France”, inscrivent l’ensemble de ses recherches dans une perspective internationale. Bartolomeo Conti et Liza Terrazoni (post-doctorant·e·s) sont également impliqué·e·s dans le projet DARE. Les travaux sur les discriminations se trouvent également renforcés par ceux de Vincent-Arnaud Chappe, dont la thèse portait sur le recours au droit contre les discriminations au travail et qui vient de nous rejoindre. Enfin, Juliette Rennes étudie les plaintes pour discrimination fondées sur l’âge traitées par la Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde, aujourd’hui Défenseur des droits) et s’intéresse aux normes et valeurs mobilisées dans ces demandes de réparation des préjudices liés à l’âge.

5) La réparation des victimes de crimes politiques est aujourd’hui un champ important de controverses et de mutations, autour notamment de l’actualité des questions mémorielles, des interrogations sur la portée du pénal, ou de l’apparition de nouveaux dispositifs du type Vérité et Réconciliation. Mais c’est, au-delà, l’ensemble des modes de réparation qui se trouvent réinterrogés. Johann Michel a apporté une contribution majeure, en traitant du cas de l’esclavage, à l’étude des conditions de production de la “mémoire publique”. Il aborde aujourd’hui la question controversée des réparations de l’esclavage, tant dans son fondement (la qualification de responsabilités et la désignation de responsables, l’identification des bénéficiaires) que dans ses modalités (symboliques, financières, aide au développement). Johann Michel a été membre du Comité National pour la Mémoire de l’Histoire de l’Esclavage. Michel Naepels entreprend la rédaction d’un ouvrage monographique à partir des enquêtes qu’il a menées ces dernières années au Katanga (République Démocratique du Congo), sur l’incertitude et sur ce que signifie pour des populations rurales, disposant par ailleurs de faibles ressources, que de vivre dans l’ombre de groupes armés, sous la menace de leurs exactions, et sans aucune protection de la part d’un État prédateur. Plusieurs doctorant·e·s travaillent avec lui, notamment : Pierre Benetti (sur les déplacements en République Démocratique du Congo), Aude Franklin (réfugiés, exil et famille en Ouganda), Mélina Gautrand (violence et pouvoir pour les ex-guérilleras FARC dans le département d’Antioquia, Colombie), Martin Ruelle (socialisation politique post-conflit des adolescents en Sierra Leone). Michel Naepels est l’auteur de Dans la détresse. Une anthropologie de la vulnérabilité (Éditions de l’EHESS, 2019) et est très impliqué dans la revue Monde commun, que dirige Michel Agier. Plusieurs articles y ont été consacrés à des situations d’exposition à la violence politique, tant dans ses effets présents (en termes de risque ou de vulnérabilité) que dans ses conséquences ou ses effets. Ces travaux sont portés par un réseau de chercheur·e·s et de doctorant·e·s s’inscrivant dans le champ de l’anthropologie du contemporain et de l’anthropologie politique, afin de saisir de manière ethnographique ces reconfigurations sociales liées à la violence politique.

L’axe thématique “Risques, Violences et Réparation” a proposé un séminaire de recherche du même nom à l’EHESS (2017-2018 et 2018-2019) animé pour Janine Barbot, Laura Centemeri et Nicolas Dodier. Par ailleurs, des demi-journées d’études sont organisées périodiquement : 2018 (nov.) – Approches transversales - concepts et méthodes d’enquêtes, organisée par Nicolas Dodier, Adeline Perrot (post-doctorante) & Isabelle Ville ; 2018 (déc.) – Risques, Violences, Réparation, organisée par Janine Barbot avec Johann Michel et Isabelle Ville ; 2019 (mai) – Art et Réparation, organisée par Andrea Benvenuto, Paola Diaz (associée) et Cristina Popescu (associée), avec Olivier Schetrit (post-doctorant) et Liza Terrazoni (post-doctorante) ; 2019 (nov.) – Autour de la Violence, organisée par Michel Naepels, Kamel Boukir (post-doctorant) et Marion Ink (post-doctorante) ; 2020 (fév.) – Corps et réparation, organisée par Marie Le Clainche-Piel (post-doctorante), avec Clémence Schantz (post-doctorante), Perrine Poupin (post-doctorante) et Charlie Duperron (doctorant).


♦ Axe 1. Histoires, théories et pratiques de l’enquête.

♦ Axe 2. Mobilisations collectives et problèmes publics.

♦ Axe 3. Technosciences, économies, infrastructures.