Soutenance d'Adeline Perrot

Adeline Perrot a soutenu publiquement sa thèse en sociologie,

Les mijeurs exilés à l’épreuve du jugement. Une ethnographie des frontières d’âges et de statuts

le jeudi 7 décembre 2017 à 15h à l'EHESS,
en salle BS1_28 (sous-sol), au 54 boulevard Raspail (Paris, 6ème arrondissement).

Le jury était composé de :

♦ Michel AGIER. Directeur d'études de l'EHESS, Paris.

♦ Nicolas DODIER. Directeur d'études de l'EHESS, Paris.

♦ Pascale GARNIER (rapporteure). Professeure en sciences de l’éducation, Université Paris 13.

♦ Milena JAKŠIĆ. Chargée de recherche au CNRS en sociologie, ISP, Nanterre.

♦ Léonore LE CAISNE (directrice). Chargée de recherche au CNRS en anthropologie (HDR), EHESS, Paris.

♦ Ingrid VOLÉRY (rapporteure). Professeure de sociologie, Université de Lorraine, Nancy.

Résumé :

En France, le traitement public des personnes exilées soulève un enjeu autour des frontières d’âges et de statuts : mineure, il s’agit d’un corps vulnérable à protéger, relevant de la compétence de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et de celle du juge des enfants – majeure, il s’agit à l’inverse d’un corps à régulariser ou à éloigner du territoire. L’ossature, la chair, la pilosité, la dentition, la voix, la taille et les traits comportementaux sont considérés comme des marqueurs du grandir, de maturité ou d’immaturité, devant faire basculer l’identification d’un côté ou de l’autre du seuil des dix-huit ans.

En suivant les pratiques de jugement policières, sociales, judiciaires, documentaires, médicales et d’attribution de la catégorie publique de « mineurs isolés étrangers » (MIE), nous avons observé comment les logiques institutionnelles en viennent à dimensionner les statuts autorisé ou contesté de présence sur le sol français, à travers les figures de « mineur en danger » (irresponsable) versus celle de « faux mineur » (responsable). La recherche a investigué les épreuves corporelles, cognitives et matérielles que traversent les mijeurs exilés, tout au long de la chaîne d’actions sanctionnant, ou non, leur entrée à l’ASE et leur reconnaissance en tant que « MIE ».

Engagés dans une série d’activités de démonstration de l’âge, les mijeurs (ou les « MIE » consacrés) mettent en forme des postures, des récits, des compétences, objets de (re)négociations avec les protagonistes chargés d’apprécier et/ou de leur renvoyer le « bon » âge. Ainsi, l’âge est au centre des préoccupations, tant pour ceux qui ont à l’examiner (les opérateurs de jugement), à contester le principe de son jugement (les acteurs engagés), à le réordonner (les protecteurs associatifs), à avoir moins de dix-huit ans et à faire « enfant » (les mijeurs). Cette performativité se réalise au moyen de dispositifs techniques et juridiques qui prévoient de tracer une séparation avec la majorité et l’âge adulte, à chaque étape du parcours officiel de (futur) « MIE » : être enfermé en zone d’attente, mis à l’abri sur le territoire, évalué, audiencé, expertisé, éventuellement accueilli en association, placé en foyer et scolarisé.

Pour retracer ce parcours, nous avons adopté un suivi séquentiel (chapitre 1) qui supposait de se poster dans les premiers moments de repérage des mijeurs pour envisager les étapes préalables de ratification du statut : entrer par voie aérienne ou par voie terrestre, passer de l’un à l’autre de ces espaces pour celles et ceux qui effectuent le trajet « au complet ». Nous nous sommes d’abord rendus à l’un des points d’arrivée par voie aérienne, en zone d’attente (chapitre 3), pour rejoindre ensuite le territoire et voir de quelle manière s’orchestre le circuit de jugement (chapitre 4), avant la prise en charge associative à l’ASE (chapitre 5).

Lors de cette ethnographie en trois dimensions – historique (chapitre 2), interactionnelle et biographique –, il s’est agi de saisir les épreuves que traversent les mijeurs dans l’avancement incertain vers la confirmation du statut. Supposant qu’être un enfant (en danger) ne va pas spontanément de soi, nous avons regardé les contraintes comportementales et langagières qui se déploient lors de l’accomplissement du statut. En association, les « MIE » font l’expérience d’un étouffement capacitaire qui limite l’expression de leurs ressources, sous la forme de sanctions diffuses et de recadrages vers la posture de l’apprenant ou du mineur placé à l’ASE. Cette distribution entre protecteur et protégé, initiateur et apprenant, conduit à un aménagement de la relation autour du pacte tacite de sauvegarde des rôles. Il en va de la possibilité de continuer à agir comme si l’ordre des statuts prévalait sur l’ordre des âges, y compris lorsque le second ordre tend à déstabiliser le premier.

Pour rendre compte de cet enjeu, nous nous sommes appuyés sur des situations limites qui donnent à voir le travail réalisé par les protecteurs associatifs et les « MIE » dans l’appariement, non acquis, entre l’âge chronologique (moins de dix-huit ans) et le cycle de vie (enfance). Est apparue la conception d’une minorité à double tranchant : à la fois avantageuse et coûteuse. Si, à première vue, ce régime juridique octroie une protection et l’ouverture d’un ensemble de droits sur le sol français (scolarisation, hébergement, entretien, soutien éducatif et psychologique, etc.), il présente aussi quelques revers très coûteux. Rejoindre la catégorie de « MIE » apparaît comme une solution tout aussi attrayante qu’embarrassante, car elle prive la personne d’accès à un statut légitime sur le plan civique et à la reconnaissance sociale qui en découle, peu importe son âge, son isolement, sa nationalité, ses liens familiaux, son histoire, ses compétences, les raisons du départ et ses projets futurs.

Jusqu’à ce jour, dans les recherches en sciences sociales, la notion de passing n’a pas été explorée du point de vue de l’âge. C’est une lacune que notre thèse entend combler à travers la mise en évidence d’un résultat inattendu : le phénomène de basculement entre les âges autour de cas de passing inversés. Ils peuvent se produire de façon involontaire et imprévisible lors de pratiques contradictoires de jugement qui désignent les mijeurs tantôt mineurs, tantôt majeurs. Ces formes d’assignations se heurtent au principe juridique de la présomption d’identité et laissent entrevoir des désaccords entre instances décisionnelles, administratives et judiciaires. La revisite de l’âge peut également revêtir une forme volontaire, mais fortement contrainte, en vue de l’accomplissement d’activités spécifiques. Qu’il s’agisse d’être admis à l’ASE (en tant que mineur) ou d’emprunter la route migratoire, de traverser les frontières, d’endurer des formes d’exploitation sexuelle, économique (en tant que mineur ou majeur), les mijeurs ont à se convertir au statut le plus adéquat, en situation. La pertinence de ce statut dépend de leur inscription spatiale et temporelle, des acteurs en présence et de la réussite du projet immédiat, n’excluant pas tôt ou tard une nouvelle mobilité de l’âge. Celle-ci se réalise au croisement entre la légalité et l’illégalité, dans la perspective de répondre du mieux possible aux injonctions administratives, aux consignes de passeurs, de membres de réseaux ou de la famille. En l’occurrence, se rajeunir et se grandir sont les versants d’un même phénomène qui cristallise des enjeux liés à l’exil et à la séparation voulue entre les mondes enfant et adulte.

Si cette recherche a été l’occasion d’approfondir la figure d’entre-deux des mijeurs« exilés », elle a aussi induit la découverte d’analogies externes, de cas avec lesquels elle entre en comparaison. Nous nous sommes aperçus de liaisons inédites avec d’autres pratiques d’identification de l’âge aux fins de statuer sur la sanction pénale de mijeurs « délinquants », sur le regroupement familial de mijeurs « rejoignants » ou sur la peine adaptée à l’égard de la clientèle de mijeures « victimes de la prostitution ».

Mots-clés : mijeurs, exil, épreuves et pratiques de jugement, expertises, controverses, classements d’âge (minorité/majorité, enfance/âge adulte), passing.