Soutenance de Benoît Eyraud

Thèse préparée sous la direction d’Alain Cottereau et soutenue par Benoît Eyraud le 7 avril 2010, à l’EHESS. Mention très honorable et félicitations du jury

Titre de la thèse

  • « Les protections de la personne à demi capable. Suivis ethnographiques d'une autonomie scindée. »

Membres du jury

  • Alain Cottereau, directeur d'études à l'EHESS/directeur de recherche au CNRS,
  • Thierry Fossier, président de la chambre à la Cour d'appel de Paris/Professeur associé à l'Université,
  • Patricia Paperman, maître de conférences à l'Université Paris 8,
  • Bertrand Ravon, professeur à l'Université Lyon 2,
  • Irène Théry, directrice d'études à l'EHESS.

Présentation/Résumé de la thèse

Depuis plus de deux siècles, le Code civil présume que tout adulte est capable de décider et d’agir par lui-même. Cette présomption légale de capacité constitue le socle de l’autonomie politico-juridique reconnue à tout citoyen et l’assise des principes de liberté et d’égalité en droits promus dans les sociétés démocratiques.

Dans de nombreuses situations sociales, cette présomption légale de capacité est remise en cause. Elle peut être judiciairement « défaite », du moins partiellement, quand les personnes ne pourvoient pas par elles-mêmes à leur propre intérêt. Dans ce cas, le droit tutélaire interdit au « majeur » de réaliser certains actes en ne reconnaissant pas la validité de son consentement et organise une protection de la personne et de ses biens. L’individu agit alors pour une part à travers sa propre capacité et pour une autre part à travers le pouvoir octroyé à un tiers d’exercer une mesure de tutelle ou de curatelle sur sa personne. Privées de la pleine capacité d’exercer leurs droits pour se gouverner, les personnes peuvent dès lors être dites « à demi capables ». L’augmentation considérable depuis quelques décennies du nombre de personnes faisant l’objet d’un jugement d’incapacités-protection interroge sur les conditions sociales d’exercice et de reconnaissance de l’autonomie.  

Notre recherche s’intéresse à ce problème de la prise en considération sociale et civile des capacités de fait des êtres humains en prenant comme objet d’enquête les situations vécues par les personnes qui font l’objet d’un régime socio-civil de protection, lequel se caractérise par l’organisation professionnelle du mandat octroyé au tiers. L’activité professionnelle de protection, qui a été officialisée par la réforme du droit des incapacités de 2007 (et qui s’est développée à la suite de la réforme précédente de 1968), offre un point d’observation particulièrement riche pour saisir comment s’articulent institutionnellement la reconnaissance de l’autonomie et la prise en compte de la vulnérabilité des personnes concrètes. Elle met en œuvre une décision judiciaire qui rompt le principe d’égalité civile en privant de leur plein droit certaines personnes et conduit de fait à les stigmatiser. A travers cette activité, on cherche à voir si l’instauration d’un statut civil spécifique peut être acceptable, aussi bien pour les personnes elles-mêmes, que de manière sociale, ou si la stigmatisation et la réduction de liberté qu’il engendre constitue une pratique socialement intolérable.   

Ce problème de l’acceptabilité de ce statut socio-civil spécifique se décline en trois axes. Le premier axe questionne le cadrage du jugement d’incapacités-protection et les différentes formes sociales, profanes, médicales ou judiciaires prises par la défaisabilité de la présomption légale de capacité. Le second axe s’interroge sur l’effectivité du droit tutélaire à travers la collaboration pratique de la personne à demi capable et du mandataire et des chevauchements pratiques entre les domaines protégés par le tiers et les domaines propres à la personne. Le troisième axe étend le questionnement, en s’appuyant sur des analyses de philosophie morale, aux manières de définir les intérêts de la personne en repérant « ce qui importe » pour les personnes à demi capables comme pour les professionnels. L’hypothèse générale qui émerge à la croisée de ces trois axes est que la protection est acceptable à condition qu’elle permette à la personne de mieux articuler ses capacités de fait et ses intérêts propres.

Cette hypothèse a été testée par un suivi ethnographique, tout au long d’une durée de cinq ans, de personnes qui ont fait l’objet d’une décision judiciaire d’incapacités-protection. Ce suivi a consisté à analyser le processus d’incapacitation à travers les dossiers d’instruction consultés au tribunal, à observer la protection qu’elles reçoivent du mandataire professionnel mais aussi plus largement à saisir comment elles vivent leur statut « à demi capable » dans leur quotidien et dans leur horizon biographique à travers des entretiens ethnographiques articulant le recueil de récits de vie et une participation à des moments de vie dans leur habitat, à l’hôpital, ou encore dans l’espace public. Ce suivi ethno-biographique a permis d’analyser l’autonomie mise en œuvre par ces enquêtés en saisissant la part prise par différents acteurs dans les actes et dans la vie des personnes à demi capables : le rôle des médecins, des juges, des mandataires professionnels mais aussi de la famille et des proches a ainsi pu être appréhendé à différentes échelles temporelles de la vie des personnes, que ce soit à travers des actes concrets comme engager une dépense, aménager son cadre de vie, ou préparer une décision relative à des domaines affectifs ou professionnels de la vie, ou à travers des bribes de mise en récit du parcours de vie. La confrontation des différentes échelles et des différents points de vue est réalisée par une approche monographique combinant des analyses explicatives de la protection telle qu’elle se donne à voir sous des formes instituées et des analyses interprétatives de la manière dont les enquêtés vivent au présent leur protection. Les suivis observés sont présentés sous la forme de reprises narratives. En multipliant les focales et en préservant un primat à la manière dont les personnes sont engagées de fait dans la réalité sociale observée, l’enquête s’inscrit dans une démarche qui localise la fabrication du sens de la réalité sociale dans la tension entre l’action en train de se faire et la manière dont elle est vécue.  

Pour permettre un échantillonnage théorique des données, toutes les personnes inscrites sur une liste gérée par « un service mandataire à la protection des majeurs » et placée sous la responsabilité d’un délégué à la tutelle ont été prises en compte (N=87). Seuls les enquêtés ne vivant pas en institution (N=50) ont fait l’objet d’un suivi « ethno-biographique », celui-ci étant intense avec quelques enquêtés (N=15).

Cette démarche permet de tester notre hypothèse générale en articulant les résultats de nos trois axes. Le cadrage biographique des incapacités souligne que si les personnes sont jugées insuffisamment capables de défendre leur intérêt, ce jugement repose sur le constat d’une vulnérabilité excessive liée à une multiplication des difficultés qui relèvent en grande partie d’injustices du destin ou sociales. L’altération des facultés personnelles ne relève en cela pas tant de la responsabilité propre de la personne mais d’une forme de responsabilité sociale. La protection entérine ce constat en déchargeant les personnes de la part excessive de responsabilité qu’elles ont à porter en confiant ce poids en partage à tous les acteurs amenés à agir avec la personne et tout particulièrement au mandataire. Autrement dit, les régimes socio-civils sont une manière de reconnaitre que les conditions sociales de la pleine capacité de tous les citoyens ne sont pas réunies. Le partage des responsabilités à l’intérieur de la protection se décline aussi bien au niveau des projets de la personne, que de la réponse à ses besoins ou encore à son inscription dans les règles de droit. Il fait place, dans la limite des aléas des différentes collaborations, aux capacités de fait de la personne. A cet égard, on peut dire que les professionnels de la protection ont le souci de la personne concrète, de son histoire et de son devenir. Ce souci ne garantit cependant pas que la protection convienne à la personne, même si leur suivi dans le temps permet de constater comment celles-ci parviennent à s’approprier, sous des formes variées, cette aide qui leur est imposée. Cette appropriation est favorisée quand la protection permet à la personne d’être alternativement en position d’initiative, en position réceptrice, ou en position « d’interlocuteur possible » dans les actions qui la concernent. Ainsi, l’enquête a montré que si la protection est irréductiblement une atteinte au principe d’égale capacité, elle peut néanmoins être considérée comme un moindre mal quand elle contribue à aider la personne à mieux articuler ses capacités de fait et ses intérêts propres.

Loin d’enfermer les personnes dans un statut protégé qui ferait l’objet d’une critique surplombante, notre démarche permet de saisir comment les personnes font pour résoudre l’ambivalence engendrée par leur statut spécifique, de faire place à la part de soulagement et de consolation qu’une telle protection apporte, et de mieux caractériser la part de solidarité nécessaire à l’autonomie personnelle. La fécondité de cette démarche se manifeste en outre dans la généralisation possible de certains résultats. L’analyse des différentes dimensions permettant aux personnes protégées de prendre place dans l’action nous permet en effet de dégager trois conditions socio-civiles de l’autonomie personnelle. Les accomplissements de protection montrent qu’une première condition à l’autonomie est que la personne puisse se projeter dans le temps ce qui nécessite de disposer de moyens matériels : l’argent et le pouvoir budgétaire sont les moyens les plus tangibles de se gouverner soi-même. Une seconde condition soulignée par l’examen de la protection de l’autonomie est que la personne puisse s’exposer à l’incertitude du soin apporté par autrui : les besoins de la personne se définissent par le fait qu’elle ne peut les maîtriser par elle-même ; la protection permet une certaine déprise des personnes sur leur propre vie, déprise se décrivant comme une prise de risque permettant ou non au besoin et au désir de la personne de recevoir une réponse adaptée et attentionnée. L’enquête a enfin permis de rendre compte de l’importance de la règle de droit : en inscrivant les actes de la personne dans la règle de droit, la protection assigne d’une part la personne à une certaine place, mais lui offre d’autre part des recours. L’autonomie personnelle apparaît alors comme la manière singulière dont chaque personne s’approprie ces différentes conditions.

L’analyse de ces conditions socio-civiles de l’autonomie personnelle permet de revisiter l’histoire des politiques relatives à la prise en charge de la vulnérabilité (psychiatrie, protection sociale, action sociale, handicap), et invitent à défendre l’hypothèse d’une approche socio-civile de la capacité dans l’analyse des politiques publiques actuelles. Plus largement, la formulation de ces conditions socio-civiles de l’autonomie personnelle participe aux réflexions portant aussi bien sur les théories de la justice que sur les questionnements moraux relatifs à la définition d’une personne humaine.